Récit de voyage et
pédagogie interculturelle
Il y a quelques années, j’ai participé à l’élaboration d’un ouvrage didactique sur le récit de voyage. Ce livre est le fruit du travail d'une équipe d'enseignants de quatre pays européens : la Belgique, l'Espagne, la France et le Portugal. Le souhait des auteurs a été de montrer que, dans l'Europe qui se construit aujourd'hui, il est possible d'élaborer en commun des outils de pédagogie interculturelle.
Le récit de voyage est aujourd'hui considéré comme un objet nouveau, soit à l'intérieur du champ de la recherche littéraire1, soit dans le domaine de la didactique des langues et des cultures. Vu sa densité et sa complexité,son introduction dans l'enseignement représente un enrichissement et une ouverture, mais, d'un autre côté, elle nécessite que l'on adapte ou que l'on crée une méthode d'approche pertinente qui développe toute sa capacité formatrice.
Intérêt pour la formation des jeunes
L'étude des récits de voyage permet à l'élève d'approfondir une compétence (inter)culturelle et un savoir-faire méthodologique :
- connaissance de deux cultures au moins, celle du voyageur écrivain et celle qui est l'objet de la description, ainsi que des interactions entre les deux ;
- sensibilisation à la différence, base sur laquelle on peut construire des voies menant l'élève à des attitudes d'ouverture et de reconnaissance de l'autre : apprendre à rationaliser, à (se) poser des questions, à remettre en question, à repérer et à analyser des manifestations de l'ethnocentrisme passif (clichés, préjugés ou stéréotypes) ;
- perception de la nécessité de construire une méthode d'analyse pluridisciplinaire. Dans beaucoup de pays, le cloisonnement entre les disciplines constitue souvent un obstacle dans la recherche et dans la formation. Or, étant donné le mouvement qu'il comporte et sa nature hybride (déplacement d'un voyageur, inséré dans une époque et un système de valeurs, et approche de l'autre d'un point de vue intellectuel et affectif), le récit de voyage a "naturellement" besoin d'une méthode d'analyse où convergent sciences humaines et sociales, sciences du langage et théorie littéraire.
Intérêt pour l'enseignant
L'une des sources de gratification de l'enseignant est de trouver des voies qui, tout en favorisant la motivation chez les élèves et la communication avec ceux-ci, lui permettent de découvrir de nouveaux champs et de se découvrir lui-même. Envisager un objet complexe tel que le récit de voyage dans une perspective de recherche et de formation implique l'ouverture à d'autres disciplines (approche interactionniste et linguistique textuelle en sciences du langage ; ethnologie, histoire, ethnohistoire en sciences humaines et sociales; théorie de la littérature) ainsi que la découverte de leur évolution et de leur dynamisme actuel (cf. le dialogue entre l'histoire et les autres sciences humaines et sociales : Ecole des Annales, Braudel). Le recours systématique à cet outillage scientifique en interaction et en évolution renforce la rigueur chez l'enseignant.
Corpus et formation
Deux éléments sont à la base de la richesse de ce matériau didactique: le corpus et l'existence d'un matériel critique propre à former les enseignants dans l'analyse de ce corpus.
Même dans des pays comme l'Espagne, où l'engouement pour les récits de voyage n'a pas été une caractéristique socioculturelle, on constate actuellement un phénomène de redécouverte et de diffusion, soit dans le contexte d'une mise en valeur d'un patrimoine culturel, soit dans un contexte de recherche.
Par ailleurs, dans certains pays tels que le Canada (depuis vingt-cinq ans) ou la France (depuis quinze ans), le récit de voyage s'avère être un champ de recherche très riche tant pour les sciences humaines que pour la théorie littéraire. Il suscite des publications (études critiques, collections), des groupes et des centres de recherche (cf., en France, le Groupe de Recherche sur la littérature des voyages de l'Université de Paris IV, et le Centre d'Etudes stendhaliennes et d'histoire du voyage de l'Université de Grenoble) en même temps que des congrès.
Nos propositions se situent dans les deux domaines, corpus et formation. Nous proposons au professeur des sources, des pistes de réflexion et d'action, des suggestions susceptibles d'être transférées à d'autres corpus (espace, temps différents) et à des contextes divers. Le récit de voyage étant en lui-même un pont conduisant à d'autres espaces naturels et culturels, nous proposons d'établir parallèlement des ponts avec d'autres disciplines, permettant d'élargir les horizons des élèves et de les aider à améliorer leur compétence culturelle et interculturelle.
A. ATTITUDES FACE A L'ALTERITE
Dans le cadre de cet article, je me livrerai d’abord à une approche de termes importants qui sont autant d’éléments qui empêchent une reconnaissance objective de l’autre : l’ethnocentrisme, l’exotisme, le préjugé, le cliché et le stéréotype. Je soulignerai ensuite la complexité de la description de l’altérité et je terminerai en montrant comment les récits de voyage offrent la possibilité d’étudier, avec des élèves, la communication interculturelle.
Tout en me référant à plusieurs récits de voyage, je m’appuierai surtout sur des récits de grands voyageurs du XVIe (époque dite des Grandes Découvertes) et, particulièrement, sur des extraits de Voyages au Canada de Jacques Cartier (anthologie p.15)
L'ethnocentrisme
Le terme est attesté pour la première fois chez le sociologue Sumner en 1906 et son étymologie provient du grec "ethnos", peuple et du latin "centrum", centre. Dans l'usage habituel, il désigne en psychologie la "tendance à privilégier le groupe social auquel on appartient et à en faire le seul modèle de référence."2
Mais en sociologie, Sumner le définit comme suit :"vision des choses par laquelle le groupe propre est le centre de tout, et par laquelle tous les autres groupes sont mesurés et hiérarchisés par référence à celui-là.". Cette définition laisse la porte ouverte à des interprétations variées puisque la notion de "groupe" n'est pas précisée: s'agit-il du groupe social, du groupe ethnique ou du groupe culturel?
Les sociologues Abercrombie et Horton3, quant à eux, soulignent davantage la tendance à considérer son groupe et sa culture comme supérieurs aux autres cultures. De plus, pour Horton, l'ethnocentrisme est "une réaction humaine universelle qui se retrouve dans toutes les sociétés connues, dans tous les groupes et pratiquement chez tous les individus."4 Les individus d'un même groupe interagissent entre eux et il en résulte trop souvent la perception que leur groupe est le bon, mais aussi, jusqu'à un certain point, que les autres groupes sont mauvais. Cela entraîne notamment la création de "stéréotypes sur les groupes extérieurs"5.
Une éducation interculturelle permettra aux différents groupes de relativiser leur culture et de prendre conscience de leur ethnocentrisme. Dans l'introduction à son Voyage dans l'Amérique du Sud (1861)6, Ernest Grandidier souligne le caractère formateur du voyage pour combattre les préjugés et se changer au contact d'autres cultures :"Le voyage fait mieux apprécier la patrie, rectifie et agrandit les idées, dissipe les préjugés et donne de l'expérience; mais il faut s'armer de patience et de résignation, et ne reculer ni devant la fatigue ni devant les dangers et les privations de chaque jour.".
Après cette approche définitionnelle du mot (à laquelle l’enseignant dans sa classe n’hésitera pas à réserver quelques moments), il est fondamental de situer la notion même de l'ethnocentrisme dans l'histoire de la pensée européenne. Rappelons ici un instant ce dont il s’agit.
Pour Todorov, l'ethnocentrisme est une des manifestations de l'esprit classique qui tend à universaliser les valeurs propres à une société. C’est seulement par la suite, souligne Todorov, que surgira le courant critique représenté par Rousseau qui, dans son Discours sur l'origine de l'inégalité, n’hésitera pas à critiquer les relations de ces voyageurs européens tout à fait insensibles à la différence de l’autre, sauf en termes d’anomalies ou d’infériorité. C’est dans la ligne de ce courant critique que se situent ceux qui, beaucoup plus nombreux aujourd’hui, pensent qu’il faut d’abord découvrir la spécificité de chaque peuple et ses différences par rapport à nous pour en revenir après à l’idée universelle de l'homme7.
Mais, même si de nombreux voyageurs sont passés à côté des cultures particulières des pays qu'ils ont visités et des gens qu'ils ont rencontrés, il en est pourtant aussi quelques-uns qui, comme Max Radiguet, privilégient dans leurs voyages la recherche des particularités et des richesses culturelles des peuples: "J'avoue que je mets l'esprit particulier à chaque peuple au-dessus de tout, même au-dessus de ses progrès humanitaires et industriels .(...)"8.
Aujourd'hui, le développement des moyens de communication et des contacts entre les peuples devrait permettre de relativiser davantage la culture propre au profit de l'ouverture à l'Autre...
L'exotisme
C'est dans le Quart Livre de Rabelais qu'est attesté pour la première fois, en 1548, l'adjectif "exotique" ("diverses tapisseries, divers animaux, poissons, oiseaux et autres marchandises exotiques et pérégrines"). Ce terme tire son étymologie du latin "exoticus" et du grec "exoticos" qui signifie "étrange". A partir de là, les dictionnaires notent:"ce qui n'appartient pas aux civilisations de l'Occident; qui est apporté des pays lointains". Ce n'est que vers 1845 que le nom "exotisme"- dérivé de l'adjectif - commence son histoire. Dans l'usage courant, il est soit le caractère de ce qui est exotique, soit le goût des choses exotiques.
Si le thème de l'exotisme atteint son paroxysme au XIXème siècle chez de grands écrivains tels que Nerval, Chateaubriand et Loti, cette vague de l'exotisme s'apaise ensuite au XXème, comme nous le confirme Roger Mathé9 lorsqu'il qualifie l'exotisme de notre siècle de "triste exotisme". C'est que, selon lui, la modernité, le développement des techniques et des communications ont supprimé les différences entre les peuples; de ce fait, il ne reste aucun espace géographique inexploré, susceptible de suggérer l'exotisme des premiers temps. Mathé ajoute que la mentalité du voyageur a également changé: aujourd'hui, le voyageur préfère s'intéresser au sort des peuples que s'émerveiller devant un paysage fabuleux.
Si l'exotisme des débuts n'est plus possible, que nous reste-t-il? Ne pourrait-on pas considérer comme Victor Segalen que l'exotisme de notre temps n'est plus seulement la découverte des réalités étrangères mais est avant tout une quête de la différence, de "tout ce qui est extérieur au moi observant"? Pour Segalen, l'exotisme s'élargit davantage puisqu'il le définit "comme la loi fondamentale de l'intensité de la sensation, de l'exaltation du sentir, donc de vivre."10
Nous sommes loin du premier sens de l'exotisme des pays lointains. L'exotisme est ici une énergie qui meut l'homme à la recherche du différent, mais aussi (et par un retour obligé) à la recherche de sa propre identité. Nous n'existons que parce que nous sommes différents des autres et, en même temps, nous partons sans cesse à la recherche de ceux-ci.
Jacques Lacarrière suggère très bien la quête de soi et de l'Autre lorsqu'il compare le voyageur au bernard-l'hermite: "Se vider, se dénuder et une fois vide et nu s'emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguins des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un bernard-l'hermite."11 Francis Affergan, lui aussi, évoque cette double quête en affirmant qu'on ne peut vraiment aller à la rencontre de l'Autre sans, au préalable, se questionner soi-même et relativiser ses propres "repères identitaires"12.
Le préjugé
Le préjugé est attesté dès 1584 comme une "opinion qu'on se forme au sujet d'un événement futur". Ce n'est qu'au début du XVIIème siècle que, grâce à un glissement de sens, la signification moderne du mot apparaît: "croyance, opinion préconçue souvent imposée par le milieu, l'époque, l'éducation; parti pris" (Petit Robert).
La réflexion et la diversité des interprétations du mot s'avèrent plus fécondes dans les sciences sociales. En effet, on y trouve deux conceptions opposées: les pédagogues définissent le préjugé comme une opinion, une idée préconçue, non fondée; les psychologues et les sociologues voient plutôt en lui une "attitude négative"13 envers un groupe14. La première conception met en relief les idées, les mentalités; la seconde intègre le préjugé au comportement. Le seul élément commun à toutes les définitions reste la connotation du mot: "négative", "a priori", "non fondée".
Dans les récits de voyage, nous pourrons donc analyser le préjugé soit comme une idée préconçue du voyageur par rapport à un pays, à une culture ou à un peuple (le préjugé se lit directement dans le texte: un mot, une phrase...), soit comme une attitude négative du voyageur dans sa rencontre avec l'autre (attitude qui pourra seulement être reconstruite à partir de la lecture du texte).
Le cliché et le stéréotype
Nous proposons de travailler sur ces deux termes simultanément en raison de leur origine commune. En effet, ces deux mots appartiennent d'abord au lexique de la typographie. Ce n'est que par la suite que leur sens figuré (utilisé dans les sciences sociales mais aussi en littérature) les différenciera (quoique, dans la réalité, de nombreux auteurs et usagers les confondent).
A l'origine, le cliché est "une plaque portant en relief la reproduction d'une page de composition d'une image, et permettant le tirage de nombreux exemplaires ». A partir de 1864 et dans un sens figuré et péjoratif, il désigne une idée ou une expression trop souvent utilisée.
Par la suite, le terme est sorti du domaine technique pour entrer dans celui de la littérature et de la stylistique où le cliché est avant tout un fait de style ou une figure de rhétorique usée. C'est une phrase souvent répétée voire banale, tandis que le stéréotype est une "construction de lecture" dont les contenus varient.
Dérivé de l'adjectif "stéréotypé", ce terme n'apparaît qu'au XXème siècle avec un sens figuré: "opinion toute faite, cliché". Dans l'usage, force est de constater la confusion fréquente des deux mots que Ruth Amossy analyse dans son ouvrage intitulé Les Idées reçues. Sémiologie du stéréotype15.
Celle-ci nous donne finalement une définition du stéréotype plus complète que celle du dictionnaire: "schème récurrent et figé en prise sur les modèles culturels et les croyances d'une société donnée, schème qui n'a pas besoin d'être répété littéralement (contrairement au cliché) pour être perçu comme une redite". Ce qui caractérise encore le stéréotype, c'est le fait que celui-ci est créé à partir des modèles culturels d'un groupe, d'une société, d'un pays...
Je terminerai cette approche en situant le terme à partir de 1922 dans le vocabulaire des sciences sociales. Pour Walter Lippman (Public Opinion), il désigne "des images de seconde main" (pictures in our heads) qui médiatisent notre rapport au réel. Pour d'autres sociologues, le flou de la définition permet des interprétations différentes.
Mais, d'une manière générale, le stéréotype véhicule des préjugés sur un groupe. Il se caractérise par son manque de nuance et sa résistance au changement; il est préconstruit et enraciné dans l'imaginaire. On parle d'autostéréotypes (communs aux individus d'un même groupe et grâce auxquels ceux-ci se reconnaissent) et d'hétérostéréotypes (stéréotypes sur un groupe différent).
La reconnaissance de l'Autre
L'ethocentrisme, les préjugés, les stéréotypes et les clichés sont autant d'éléments qui empêchent une reconnaissance objective de l'autre. Comment le voyageur peut-il s'abstraire de sa propre culture afin d'adopter un point de vue neutre pour rencontrer l'Autre?
Si j’ai tenté de définir certaines attitudes subjectives, voire négatives, dans les rapports à l'Autre, c'est pour mieux souligner ici la nécessité de reconnaître celui qui est différent. Il n'est pas rare, par exemple, que les voyageurs signalent au début de leur récit la véracité et l'objectivité de leurs observations des peuples. Malgré tout, il leur est impossible de se détacher totalement de leur culture de départ parce que, pour y arriver, ils devraient d'abord être capables de s'analyser eux-mêmes.
Reconnaître l'Autre consistera avant tout pour le voyageur à tenter de décrire ce qu'il voit très exactement, à proclamer sa bonne foi et son désir d'objectivité à l'adresse du lecteur, et enfin, à reconnaître les limites de son observation, la partialité de sa vision.
Reconnaître l'Autre, c'est avant tout le respecter en tant qu'individu "original". L'Autre vient à ma rencontre armé de sa propre culture, de sa langue, de ses désirs et de ses attentes.
B. LA DESCRIPTION DE L'ALTERITE
Problématique de la description
Le premier trait qu'on observe dans la lecture des récits de voyage, c'est la complexité de la description de l'altérité. Celle-ci est d'abord due aux limites de la perception de l'écrivain voyageur et à la difficulté de la traduction de cet univers naturel et culturel nouveau.
Ainsi, lorsqu’au XVIe siècle, l'explorateur Jacques Cartier décrit la faune et les habitants de la future Nouvelle-France, ce sont les réalités connues dans l'Europe de son époque qui sont sous-jacentes dans les comparaisons auxquelles il a recours : les morses sont "comme de grands boeufs, qui ont deux dents dans la gueule, comme chez l'éléphant"16.
Si les illustrateurs des récits de voyage sont conditionnés par une tradition iconographique et stylistique, chez les écrivains-voyageurs, on décèle l'existence de structures sous-jacentes, des images mentales qui sont le fruit d'une identité, d'une éducation, et qui se cristallisent dans un prisme agissant dans la perception et dans l'expression.
Lutte entre l'expérience et les connaissances
Les récits de voyage contiennent donc non seulement des traces de l'univers mental de l'écrivain-voyageur, de l'"imago mundi" contemporain, mais ils reflètent aussi la lutte entre la puissance de l'expérience de la découverte du nouveau et celle des connaissances préalables.
Ainsi, dans La Création du monde, de Miguel Torga, la réalité brésilienne qui l'entoure devient si forte que les préconceptions s'effacent et que s'imposent les nouvelles sensations correspondant à la nouvelle réalité ainsi que les nouveaux mots de la langue étrangère: "igname, manioc, quiabo, mangue, jacaranda, toucan, araponga (cf. anthologie, p. 16 in "Le deuxième jour", à partir de "En suivant mon oncle...").
La lutte entre l'expérience et les connaissances constitue l'une des composantes qui déterminent la genèse de la description de l'altérité, à savoir les frontières : frontières dans l'accès à la connaissance de l'autre et dans l'acceptation de l'altérité.
Ces frontières sont, en même temps, lignes ou zones de séparation comportant une distance et zones d'échange entre le moi et l'autre. Elles reflètent une dimension identitaire dans les champs géographique et géopolitique. Le voyageur, conscient de la séparation, de la différence, de l'étrangeté de l'espace nouveau, ressent souvent le sentiment d'appartenance à une collectivité fondée sur des intérêts communs, à un territoire doté d'une valeur d'homogénéité symbolique, la patrie. Le « moi » de l'écrivain-voyageur se métamorphose en « nous ».
L'existence de ces frontières détermine la présence de jugements de valeurs, de hiérarchisations, de stéréotypes où érigent en concepts à portée universelle des valeurs propres à la société à laquelle appartient l'écrivain-voyageur.
Du regard aux représentations
La description révèle aussi l'existence d'une autre constante dynamique : le mouvement, le déplacement physique et mental chez l'écrivain-voyageur.
Celui-ci voit, découvre, analyse. Il prend ses distances (cognitives, affectives), sélectionne le champ de vision et focalise une série d'éléments, qu'il va placer au premier plan, net, en laissant les autres dans une sorte de flou, dans un "silence" visuel.
Ainsi, dans les Voyages au Canada, Cartier, situé en face des indigènes, focalise le moment du troc. Ce qui apparaît alors au premier plan, c'est l'absence de valeur matérielle de ce que ces Amérindiens offrent et de ce qu'ils acceptent, avec enthousiasme, des Européens (cf., dans l'anthologie p. 15, J. Cartier, à partir de "Nous leur donnâmes des couteaux...").
Face à un espace naturel et culturel autre et à ses habitants, le voyageur compare l'inconnu au connu, et cette comparaison, qui s'avère en même temps un procédé heuristique et une façon de traduire, fait entrer le nouveau, le différent, dans le moule du familier. Il est confronté à un problème qui, d'après Hartog17, serait un problème de traduction. Dans le processus d'approche de l'autre, le voyageur-écrivain, va, au fur et à mesure qu'il avance dans l'observation, dans l'interprétation, la traduction, sélectionner des traits en vue de définir cet autre, de le délimiter, de le caractériser. C'est ainsi que l'étude des relations de voyage de Français en Nouvelle-France révèle la persistance de certains traits qualifiés de "sauvages" et "barbares" ou la tendance à confondre altérité et infériorité. Mais, diachroniquement, on observe des différences significatives.
Avant le XVIIIème siècle, la définition du terme "sauvages" ne retient que ce qui rend les indigènes inférieurs aux Européens (cf. J. Cartier: "ce sont les plus pauvres gens qui puissent être au monde" et le Dictionnaire universel de Furetière - 1690: "hommes errans, qui sont sans habitations réglées, sans Religion, sans Loix et sans Police").
Par contre, dans la France du XVIIIème siècle, le relativisme culturel, la tolérance (cf. Voltaire, article "anthropophages" in Dictionnaire philosophique, 1764), la curiosité et l'esprit critique liés aux Lumières amènent à percevoir chez les Sauvages des éléments positifs qui font défaut à la société européenne ou à considérer que l'absence des traits négatifs qui caractérisent cette même société confère à ceux-ci une certaine supériorité: "leur rusticité et la disette où ils sont presque de toutes choses leur donnent sur nous cet avantage qu'ils ignorent tous ces raffinements du vice qu'ont introduits le luxe et l'abondance."18
Rencontre de l'autre: dialogue? échange?
Le voyageur-écrivain, étant censé traduire et décrire l'altérité, laisse-t-il entendre la voix de l'autre, ou impose-t-il la sienne?
Parfois le récit de voyage laisse entendre la voix de l'autre, ses mots; le moi essaie de les interpréter, de les déchiffrer, de les transcrire (cf.anthologie, J. Cartier p. 15 : "et vinrent jusqu'auprès de notre barque...").
Les gestes deviennent les substituts de la parole. Les voyageurs ont parfois l'illusion de leur transparence, de leur universalité ou ils croient avoir accès à une compétence communicative leur permettant soit de comprendre soit de s'exprimer avec une kinésique spécifique. Ainsi Bougainville (XVIIIe), lors de son arrivée à l'île de Tahiti, fait allusion aux gestes "non équivoques" des autochtones:
"A mesure que nous avions approché la terre, les insulaires avaient environné les navires. (...) Ils nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle. Je le demande: comment retenir au travail, au milieu d'un spectacle pareil, quatre cents Français, jeunes, marins, et qui depuis six mois n'avaient point vu de femmes?19»
Très souvent il se produit une non-écoute de la voix de l'autre: on ignore la façon dont il a dénommé l'espace où il habite, on tourne en dérision et on nie l'existence d'une cosmogonie ou d'une religion. Le moi du voyageur-écrivain impose une toponymie et une vision du monde si bien que les indigènes apprennent, par exemple, que "leur dieu Cudouagny n'était qu'un sot et qu'il ne savait pas ce qu'il disait" (J. Cartier, op. cit.) et que ce qui avait été le sens et l'interprétation du monde devenait une "erreur" (id.).
Toponymie
Dès qu'ils arrivent aux lieux qu'ils jugent intéressants, les découvreurs-écrivains (cf. Colomb, Cartier) leur assignent un toponyme. Les toponymes reflètent un type d'appropriation de l'espace qui peut passer inaperçu aux autochtones. L'attribution d'un nom à un lieu marque son appartenance à un milieu humain particulier; il fait désormais partie de l'univers culturel du dénommant. Dans l'action toponymique (qui constitue ce que Jacques Derrida appelle la "signature"), on marque l'existence et le sens de l'élément dénommé avec des traits de la culture du dénommant.
Des recherches récentes dans le domaine de la toponymie au Québec (cf. Dorion et Poirier) nous permettent d'analyser la spécificité de l'action toponymique des colonisateurs de la Nouvelle-France par rapport à celle des Inuit et des Amérindiens. En effet, les toponymes des colonisateurs européens sont essentiellement mémoire et ils évoquent moins la nature du référent qu'ils identifient que celle d'une partie du bagage culturel et historique du dénommant.
Ainsi, les toponymes que nous retrouvons dans les voyages de Cartier évoquent:
-des croyances (hagionymes, imposition d'une conception): "Saint-Servan", "rivière Saint-Jacques", "et comme c'était le jour de monseigneur Saint-Jean, nous le nommâmes le cap Saint-Jean";
-des sentiments: "Le cap de ladite terre du sud fut nommé cap d'Espérance à cause de l'espoir que nous avions d'y trouver un passage";
-des hommages: "lequel je pense l'un des bons havres du monde; et celui-ci fut nommé le havre Jacques-Cartier".
Ces exemples montrent comment, dans les récits de voyage des découvreurs écrivains, l'appropriation de l'espace au moyen de la toponymie nie la nature particulière de l'entité dénommée et impose une nouvelle vision du monde, extérieure à la nature. Souvent cette appropriation symbolique est accompagnée d'une appropriation physique chez les découvreurs, qui érigent une croix et installent des écriteaux: "un écriteau en bois (...), où il y avait VIVE LE ROI DE FRANCE" (J. Cartier, op. cit.)
Le rêve, le mirage
Dans certaines occasions, les voyageurs-écrivains tiennent à parvenir à matérialiser un rêve: ils recherchent un espace qui a été recréé dans la littérature ou la peinture ou nourri par un imaginaire relevant d'un patrimoine familial et ils veulent rencontrer un passé inchangé, fixé. Ainsi, au XIXème siècle, des voyageurs canadiens viennent en Europe poussés par la volonté de retrouver leurs racines, de faire la connaissance d'un espace idéalisé.
La description révèle des chocs, les voyageurs se heurtant parfois à des réalités qui ne coïncident pas avec leurs rêves. Le désenchantement bloque le dialogue et un monologue s'installe. Au XIXe siècle, Adolphe-Basile Routhier, accroché à l'idée d'une France monarchique, rejette les traces urbanistiques de la France postrévolutionnaire, qu'il qualifie de "barbare", et impose sa vision idéologique:
« Cette place (de la Concorde) portait avant la Révolution le nom de Louis XV. En contemplant l'obélisque, il m'est venu à l'idée que ce colossal monolithe, apporté des bords du Nil, avait peut-être été placé là pour cacher l'ineffaçable tache de sang, que le sol devait garder. Car c'est ici que s'éleva la guillotine en 1793. »20
Le rêve, l'imagination, la fantaisie s'éveillent pour recréer un espace idéalisé et on peut trouver dans des relations de voyage la coexistence du rêve et de la réalité.
De la description à l'invention de l'autre
Le poids de l'univers mental du voyageur-écrivain, de ses rêves, de ses connaissances influence donc la lecture du paysage naturel et culturel. C'est pourquoi il peut aboutir à l'invention de l'autre.
Lorsque J. Cartier rapporte ce que le chef amérindien Donnacona raconte sur des contrées du Nouveau Monde, il fait apparaître des objets merveilleux et des hommes monstrueux ("Et aussi il - le capitaine - était bien décidé à emmener le seigneur Donnacona en France, pour conter et dire ... rivières que par terre"). Deux questions semblent pertinentes à propos de ce passage. Qu'est-ce qui est à la base de ces inventions, de quels modèles se nourrissent-elles? Pourquoi le voyageur-écrivain se fait-il l'écho de ces constructions fictives, quelle va être l'attitude présumée du lecteur?
Pour répondre à la première question, il faut évoquer l'imaginaire correspondant à l'époque où ces Voyages ont été rédigés et la relation entre cet imaginaire et l'espace que Cartier est en train de découvrir. Dans l'imaginaire médiéval et renaissant, l'Inde apparaissait comme un pays qui réunissait à la fois de fabuleuses richesses, une grande civilisation et des "merveilles" comme ces monstres humains: ainsi, une race dépourvue de bouche, les "Astomes ("stoma" en grec signifie bouche) et des monopodes, êtres fabuleux qui, n'ayant qu'une jambe, arrivent à courir très vite. Comme beaucoup d'autres navigateurs européens des XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles, Cartier est parti avec l'idée de trouver le chemin menant à l'Asie fabuleuse, à Cathay (Chine), à Cipango (Japon), aux Indes.
La présentation de "merveilles" introduit un élément susceptible d'attirer l'attention du lecteur destinataire, mais aussi, étant donné le "double pacte" inhérent au récit de voyage, elle entraîne la justification du voyage envers le pouvoir qui l'a appuyé ou qui est susceptible d'appuyer d'autres initiatives postérieures. Parallèlement, elle est garantie de vérité - ou plutôt de vraisemblance - car le lecteur s'attend à trouver des éléments naturels et humains étranges dans un monde lointain et inconnu préalablement.
Le voyage en Orient que tant d'écrivains français du XIXème siècle ont pratiqué et auquel ils ont consacré un récit relativement apprêté est aussi l'occasion d'investissements fantasmatiques. L'Orient est moins une contrée qu'une invention des voyageurs romantiques. Leurs textes sont autant de variations sur un thème ancien et connu, celui du "mirage oriental". Pour eux, il s'agit donc moins de proposer la découverte d'une réalité que de décrire celle-ci d'une manière originale.
De quoi se compose ce mirage oriental? De quelques images mythiques qui ont pris corps au Moyen Age et de solides clichés parmi lesquels se détache la femme dans ses déguisements et ses voiles. Selon Daniel-Henri Pageaux21, l'exotisme oriental repose sur trois procédés efficaces: la fragmentation pittoresque, la théâtralisation qui change l'autre en spectacle et la sexualisation qui permet de le dominer ou de s'y abandonner.
Cet Orient rêvé se présente aussi comme l'antithèse de l'Occident, confiné dans une irréductible altérité: "non la raison, mais la passion, le merveilleux, la cruauté; non le progrès ou la modernité, mais le temps arrêté, le primitif; non le quotidien proche, mais le lointain enchanteur, jardin perdu ou paradis retrouvé."22
Aujourd'hui encore, un voyageur fait route en emportant dans sa tête l'histoire des voyages. Ainsi, dans Le Voyage d'Italie dans les littératures européennes23, Marie-Madeleine Martinet montre que nous ne sommes pas libre de voir Venise et d'autres villes de la péninsule comme nous l'entendons, tant nous sommes conditionnés par les textes qui en ont parlé, par la symbolisation dont elles ont fait l'objet. Faire le voyage d'Italie, c'est autant revenir aux sources d’un imaginaire de référence qu’explorer une altérité.
Étude de la communication interculturelle
Les récits de voyage offrent la possibilité d'étudier la communication interculturelle, le problème de l'accès à la compétence communicative, la difficulté de transmettre un message lié à une culture spécifique. Dans Voyages au Canada, l'analyse des interactions entre le chef amérindien Donnacona d'une part, Jacques Cartier et son équipage d'autre part, permettra de constater cette complexité: cf. J. Cartier, "Le vingt-quatrième jour dudit mois (...) et puis les rapporterions audit havre".
On conduira donc les élèves à réfléchir à un certain nombre de questions. Pourquoi les Amérindiens interprètent-ils la plantation de la croix et l'attitude des Français comme une menace qui provoque chez eux un éloignement physique? Quel est l'objet et le geste correspondant qui créent un rapprochement? Quel est le type de discours que Cartier introduit étant donné l'échec communicatif et le risque subséquent de ne pas atteindre son objectif colonisateur?
On mettra ainsi en évidence tout d'abord l'appropriation physique de l'espace étranger précédant un discours hermétique (de type cosmogonique), générateur de méfiance; ensuite, le choix d'un objet, une hache, susceptible d'attirer, de réduire la distance physique, et la proposition de troc: geste habituel, connu, familier, donc sécurisant; enfin, un argument de type pragmatique, susceptible d'être compris et bien accueilli: l'invitation à boire et manger.
Ce type d'exercice aide à prendre conscience de la complexité de la communication entre communautés culturelles différentes, de la difficulté de saisir tout le matériel sémiotique concernant la communication, à savoir les éléments verbaux, paraverbaux et non verbaux (cf. proxémique, kinésique), et de la difficulté de comprendre non seulement comportements et attitudes, mais aussi systèmes de valeurs sous-jacents.
Bibliographie :
Iva Cintrat, Luc Collès, Muriel Massau, Carmen Mata Barreiro et Lucia Soares, Le Récit de voyage (vademecum et anthologie), Bruxelles, Didier Hatier, 1997
http://alainindependant.canalblog.com/archives/2008/08/20/10284939.html