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Eva est une femme de paix, de consensus, s'opposant au "choc de civilisations", prônant la tolérance, le dialogue et même la communion de civilisations. Elle veut être un pont fraternel entre les différentes religions monothéistes. Elle dénonce les fondamentalismes, les intégrismes, les communautarismes sectaires et fanatiques, repliés sur eux, intolérants, va-t-en-guerre, dominateurs, inquisiteurs, haineux, racistes, eugénistes, impérialistes.

J.C. Guillebaud : Pour en finir avec le goût du sang





Entre Bible et Coran

Pour en finir
avec le goût du sang



Des Evangiles, les chrétiens ont cru tirer la justification des croisades. Au nom du Coran, les fous d’Allah posent des bombes... Pour sortir de la tragique impasse du « choc des civilisations », Jean-Claude Guillebaud fait le point sur le dialogue des religions


 

Cette grande affaire des relations entre l’Islam et l’Occident chrétien (ou postchrétien) fait songer à certaines tempêtes maritimes : en surface les clapots sont très forts, mais un calme relatif se fait dès qu’on s’enfonce à une certaine profondeur. A la surface de l’actualité quotidienne, il y a l’abjection du terrorisme, l’imbécillité meurtrière des fatwas, le spectacle des frustes assassins d’Alger, de Bagdad ou de Londres, celui du petit peuple vociférant dans les rues d’Amman ou celui des illuminés de Dacca qui réclamaient en 1994, on s’en souvient, la pendaison de Taslima Nasreen. A tout cela, on doit ajouter la peur grandissante des chrétiens d’Orient (lire l’interview d’Antoine Sfeir p. 24), ceux de Bethléem ou d’Irak, que la haine islamiste conduit peu à peu à l’exil. Tant de bêtise meurtrière, tant de défilés assassins, tant de tracts vengeurs semblent justifier, en effet, des analyses sans nuances.
A cette sinistre effervescence criminelle répond donc, notamment du côté chrétien, une diabolisation qui, soyons clair, vise parfois non seulement l’islamisme mais l’islam lui-même. On songe au mépris rageur exprimé en 2002 par la journaliste italienne Oriana Fallaci, récemment disparue (et qui a fait don de ses archives au Vatican !), ou aux condamnations, à peine moins sévères, régulièrement exprimées par ces intellectuels qui considèrent l’islam comme une forme contemporaine de fascisme, voire de nazisme. Chez nous, cette dénonciation abrupte n’est pas seulement le fait de philosophes ou d’essayistes qui, comme Pascal Bruckner ou André Glucksmann, ont soutenu l’intervention américaine en Irak et appellent les Occidentaux à la résistance contre le « péril vert ». Elle ne se réduit pas non plus aux réquisitoires des défenseurs de la laïcité républicaine et de la liberté d’expression, comme l’essayiste Caroline Fourest ou le professeur de philosophie Robert Redeker, récemment menacé de mort par des islamistes anonymes. Elle s’exprime aussi, mais différemment argumentée, chez certains chrétiens comme le catholique Jean-Claude Barreau, qui fit scandale voici une dizaine d’années avec un pamphlet contre l’islam, ou le protestant Alain Besançon, dont les analyses, dit-on, auraient influencé la raideur doctrinale du nouveau pape.

 

Ces chrétiens-là opposent volontiers le personnage de Jésus à celui de Mahomet (voir encadrés ci-après). Il est vrai que, dans l’imaginaire collectif comme sur le plan de l’histoire, tout les distingue. Le premier est un crucifié, « agneau de Dieu », victime emblématique de la violence des hommes et doux parmi les doux. Le second est un guerrier qui leva des armées et qui, de La Mecque à Médine, posa les bases de la prodigieuse expansion de l’islam au viie et viiie siècle, y compris par les armes et la ségrégation juridique des vaincus. Au premier examen, le message de l’un paraît aussi pacifique que celui du second semble belliqueux.
A cette opposition des deux figures fondatrices, on ajoute généralement un distinguo concernant le statut des textes sacrés eux-mêmes, c’est-à-dire le Coran et le Nouveau Testament. Du côté chrétien, on entend dire et répéter que la sacralité inaugurale du texte coranique, le fait qu’il soit considéré comme dicté par Dieu, distingue radicalement l’islam des autres religions monothéistes et bloque son adaptation à la modernité. Dans le christianisme, en effet, le statut des récits évangéliques, d’ailleurs contradictoires entre eux, rend impossible une interprétation littérale et présuppose l’exégèse, la réinterprétation et la contextualisation permanente. C’est l’irréductibilité de cet « obstacle théologique » propre à l’islam que certains responsables de l’Eglise voudraient à nouveau souligner.
 

A leurs yeux, cette particularité du Coran, texte immuable, serait sociologiquement désastreuse dans nos sociétés développées, devenues multiconfessionnelles, et qui abritent de fortes minorités musulmanes en quête d’intégration. A s’en tenir à la lettre du Coran et à la charia qui s’en inspire, ces minorités seraient théologiquement empêchées d’adhérer aux règles démocratiques les plus ordinaires, par exemple celles qui touchent à la condition féminine, au droit d’expression ou encore à cette barbarie ancestrale qu’est la lapidation des femmes adultères. Pour cette raison théologique, un auteur protestant, Jacques Ellul (dont les livres sont aujourd’hui réédités), s’en prenait violemment dans les années 1980 (déjà !) à la jobardise de ces intellectuels occidentaux désenchantés, souvent venus de l’extrême-gauche, et que fascinaient les richesses spirituelles supposées de l’islam. « Nos intellectuels, écrivait-il, y trouvent un renouveau de possibilité d’un sens et d’une vérité » qui leur permet de « sortir de la monotone querelle hégélienne ? » (1).
Aujourd’hui, pourquoi le cacher, de nombreux chrétiens raisonnent à nouveau de cette façon et considèrent que, dans son discours de Ratisbonne, le pape n’a fait qu’« exprimer tout haut ce que beaucoup pensent tout bas  ». C’est peu de dire que ce voyage pontifical se situe dans un moment de tension aiguë. A ces condamnations sans appel, les musulmans ont beau jeu de répondre en invoquant les croisades, cette « ratonnade » étalée sur quatre siècles, ou encore la théorie de la « guerre juste », élaborée par saint Augustin au ive siècle, après la conversion de l’Empire romain au christianisme, et alors que les « Barbares » menaient leurs assauts jusqu’à Rome.
Symétriquement opposée quelques siècles plus tard au djihad, cette idée chrétienne de « guerre juste » servit souvent, de siècle en siècle – et jusqu’à aujourd’hui dans la bouche de George W. Bush à propos de l’Irak –, à justifier des entreprises bien moins respectables. Les mêmes musulmans font aussi valoir, à bon droit, que le fondamentalisme – y compris dans sa version agressive – n’est pas l’apanage de l’islam. Toutes les grandes religions, monothéiste ou non, en sont aujourd’hui affectées.
A la surface de l’actualité, la querelle entre chrétiens et protestants est donc si brutale qu’elle semble s’apparenter, en effet, à un « choc de civilisations ».
Mais on aurait tort de s’en tenir là. Quand on reprend l’analyse à un autre niveau, force est de constater que les choses ne sont pas et n’ont jamais été aussi tranchées. On peut même dire qu’une extraordinaire ambivalence – hostilité déclarée mais dialogue continué – présida depuis l’origine aux rapports entre chrétiens et musulmans. Ironie de l’histoire, la Turquie, où Benoît XVI s’aventure aujourd’hui, est justement l’un des endroits au monde où cette ambivalence fut et demeure la plus saisissante. Côté affrontement, c’est à proximité du Bosphore, à quelques dizaines de kilomètres d’Istanbul (qui s’appelait alors Constantinople) qu’eurent lieu, dans une optique de Reconquista chrétienne, les premiers massacres d’envergure entre chrétiens et musulmans. Ces horreurs réciproques ont laissé des traces encore vives dans la mémoire collective.
En septembre 1096, après l’appel à la première croisade lancée l’année précédente par le pape Urbain II, les foules désordonnées conduites – en avant des armées officielles – par le prédicateur Pierre l’Ermite, hommes, femmes et enfants furent exterminées par les cavaliers du Turc Kilidj Arslan, dont les troupes menaçaient la capitale de l’Empire byzantin. Ce sont des dizaines de milliers de corps en décomposition, dispersés à flanc de colline entre le Bosphore et la ville de Nicée (aujourd’hui Iznik), que découvrirent quelques mois plus tard les armées croisées « officielles » conduites par Godefroi de Bouillon. Les ossements de ces malheureux étaient si nombreux qu’on fera encore mention de leur présence, deux siècles après, dans certains récits de voyageurs. Ils avaient servi à édifier des murettes entre les champs cultivés...
Soucieuses de revanche, les armées de Godefroi ne furent pas en reste en matière de sauvagerie. Lors du siège de Nicée, en 1097, elles entreprirent de projeter par-dessus les remparts les têtes tranchées de leurs prisonniers musulmans afin de démoraliser les assiégés. Nicée prise, les croisés vainquirent ensuite le gros des armées turques à Dorylée (aujourd’hui Eskisehir), puis à Antioche et enfin à Jérusalem, où ils se livrèrent, en 1099, à des massacres insensés dont les musulmans d’aujourd’hui, neuf siècles plus tard, ne peuvent parler sans frémir de rage. Dès cette époque, pourtant, ces violences n’interdirent pas que se nouent assez extraordinairement entre les musulmans sur la défensive et les chrétiens venus d’Occident d’étranges liens marqués par une fascination réciproque. Détail oublié : les royaumes chrétiens créés en Orient, à Tripoli, à Edesse ou à Jérusalem, par les croisés firent ainsi durablement alliance (pendant soixante années !) avec les musulmans de Damas. Quant aux chrétiens de la deuxième génération, ces fils des croisés demeurés sur place – l’équivalent des pieds-noirs, les « poulains » –, ils s’habillaient à l’orientale, parlaient l’arabe et s’intéressaient beaucoup à l’islam, dont ils admiraient le raffinement. L’adversité militaire en Orient n’empêcha donc pas, de siècle en siècle, une réelle connivence culturelle et même religieuse entre les uns et les autres. Une anecdote entre mille : l’empereur germanique Frédéric II, héros de la sixième croisade (xiiie siècle) et maître de Jérusalem, exigea qu’y soient maintenues et même encouragées les prières des muezzins, qu’il jugeait sublimes.
En Turquie même, la liquidation de l’Empire byzantin après la chute de Constantinople en mai 1453 et l’extension de l’Empire ottoman n’anéantit pas cette paradoxale attirance. On peut même dire qu’elle survécut à tous les conflits, à toutes les brouilles, à toutes les violences. Pendant près de cinq siècles, par exemple, les pèlerins chrétiens marchant vers Jérusalem à travers l’Anatolie furent accueillis et traités avec aménité par les autorités ottomanes et les musulmans locaux. Aujourd’hui encore, dans la Turquie moderne, une association musulmane regroupe des familles désireuses d’héberger des marcheurs chrétiens en route vers la Terre sainte. Ces rencontres privées donnent parfois lieu à des échanges théologiques approfondis.
On reste là, malgré tout, au stade de l’anecdote. En revanche, c’est à cette même attirance, maintenue envers et contre tout, qu’il faut rattacher la très longue histoire du dialogue proprement théologique entre chrétiens et musulmans. L’histoire de ce « débat » va du vif intérêt marqué au xiiie siècle par saint Thomas d’Aquin pour les écrits d’Ibn Ruchd, dit Averroès (1126-1198) jusqu’au travail théorique des grands érudits islamophiles contemporains que furent Louis Massignon, Jacques Berque, Henry Corbin ou son élève Christian Jambet. C’est dans cette même perspective « dialoguante » qu’il faut interpréter l’engagement des sept moines trappistes de Tibérine, assassinés par les islamistes algériens en mai 1996. L’un d’eux, Christian de Chergé, pressentant le pire, avait rédigé un an auparavant un texte incroyable dans lequel il interdisait par avance que la responsabilité de son possible assassinat soit imputée à l’islam lui-même et aux musulmans en général.
De la même façon, l’évêque d’Oran, Pierre Claverie, tué le 1er août 1996, avait déclaré peu avant sa mort : « L’autre (c’est-à-dire le musulman) est peut-être porteur d’une vérité qui me manque. » Ce texte étincelant a fait, via internet, le tour de la chrétienté. C’est aussi dans cette optique qu’on doit comprendre l’engagement obstiné de certaines associations chrétiennes comme la communauté italienne de Sant’ Egidio créée en 1968 dans la foulée de Vatican II et qui organisa d’innombrables rencontres avec l’islam.
Aujourd’hui, en Europe, de nombreux chrétiens suivent avec une attention particulièrement bienveillante le travail interprétatif engagé par une nouvelle génération d’intellectuels musulmans. Utilisant les instruments fournis par les sciences humaines, ces derniers procèdent à une relecture non seulement du texte coranique, mais aussi des grands commentaires exégétiques. Ils s’efforcent de distinguer du texte lui-même les « ajouts », le plus souvent disciplinaires et rigoristes, imputables aux oulémas. Il en va ainsi pour les questions touchant au statut de la femme, à la sexualité ou à la consommation d’alcool. Pour ce qui concerne la France et pour ne citer que quelques noms, c’est tout le sens des travaux d’auteurs comme Abdelwahab Meddeb, Malek Chebel, Rachid Benzine ou le Tunisien Abdelmajid Charfi.
Ce dernier, qui écrit ses livres en arabe, ne se contente pas de plaider pour une ouverture de l’islam à la modernité, il entend démontrer que cette adaptation est compatible avec le contenu  prophétique, et non normatif, du texte coranique. Il invite chacun à distinguer « l’esprit » de la Révélation des formulations sociales et politiques qu’en donnèrent, au fil des siècles, les jurisconsultes et les oulémas. Qu’il s’agisse du djihad, des prescriptions alimentaires, du rituel de la prière, des femmes et de la question du voile, Charfi ne craint pas de « heurter de front la lecture majoritaire des textes fondateurs ». Un croyant, ajoute-t-il, peut parfaitement s’émanciper de cette lecture, sans devenir pour autant un apostat ni mériter le qualificatif ambigu de mubtadi (novateur).
Or ces réformateurs intrépides participent à de nombreux dialogues organisés à l’initiative de groupes chrétiens, catholiques ou protestants. Du côté chrétien, certaines individualités comme Christian Delorme, ancien curé des Minguettes, dans la banlieue lyonnaise, jouent depuis vingt ans un rôle aussi décisif que discret en la matière. Chez les musulmans, le philosophe algérien Mustapha Cherif, premier musulman à être reçu par le pape le 11 novembre dernier après la controverse de Ratisbonne, œuvre dans le même sens. Il fut l’un des fondateurs, en 1993, du groupe d’amitié islamo-chrétienne, groupe qui fait preuve, ces dernières années, d’un nouveau dynamisme. Sous les clapots désastreux de l’actualité, la réalité du dialogue est finalement plus paisible et plus prometteuse qu’on ne l’imagine.

(1) « Islam et judéo-christianisme », PUF, 2004.

 

 

Jean-Claude Guillebaud
Le Nouvel Observateur

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